L'homme
Bouba, fils de Néné Thaï et de Sadjo Kamban, celui qu’on appelait l’Homme, était tranquillement installé à l’ombre du manguier. En face de lui, la route de Dabola, déserte à cette heure, montait jusqu’au centre de la localité. Malgré la fraîcheur relative de l’abri, de fines gouttelettes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux, glissaient doucement le long de son nez jusqu’à ses lèvres charnues, d’où brusquement jaillissait une langue de caméléon qui les happait avant que les mouches ne puissent s’en rassasier.Le passage du tracteur de l’oncle Karamo Thiam de retour des champs de Dahindara avec son chargement de riz paddy, de soumbara, de viande de buffle et de poissons séchés, avait soulevé du sol en terre battue un nuage de poussière qui le prenait à la gorge et laissé une odeur tenace qui remplissait ses narines.
Le guetteurAssis parfaitement immobile, sur sa chaise, dissimulé dans la pénombre de l’arbre, Bouba était persuadé d’être devenu invisible. Au dehors, la moiteur suffocante, inondait les boubous des rares femmes qui osaient s’aventurer sous le soleil. Entre ses yeux mi-clos, l’Homme, de son poste d’observation, surveillait tous les mouvements sur la piste. Comme tous les grands fauves d’Afrique, il attendait avec patience le semblant de fraîcheur du soir pour aller chasser. D’où il était, il pouvait voir, juste après le nouveau pont en béton de la rivière Para n’hon la case de Marie Bleu. En face, à côté du point d’eau stratégique où se rassemblaient les gazelles, celle de Adja Oumou Thiam. Plus loin la maison en brique rouge recouverte de tôles ondulées de Diougou Bahon le commerçant et toutes les autres cases jusqu’au centre du bourg. Derrière lui, longeant la piste menant au champ de Bouka, s’étendait le domaine de l’oncle Karamo terminé à sa droite, par la station service où il pouvait apercevoir le docteur Sy, en partance pour Conakry, dans un taxi débordant de passagers. Une grosse fourmi magnan, trompée par son apparente passivité, entreprenait, sans qu’il n’y prenne garde, d’escalader ses pieds nus qui reposaient à même le sol.
Le chasseurDes gazelles, il en avait attrapé au cours de sa vie, parfois facilement en bondissant d’un fourré, parfois plus difficilement après une longue traque. Où irait-il chasser ce soir ? Peut être vers le puits où les Gazelles sont plus jeunes et fraîches, mais plus indomptable ou bien au marché où il est plus facile d’attendre et de guetter sa proie. Ces souvenirs et Mariama, à la cambrure provocante qui descendait du village à ce moment en roulant ses hanches, excitaient ses sens engourdis par la chaleur. Coiffée de longues tresses confectionnées avec des lianes ramassées près du ruisseau Weliwel, elle s’arrêta près du puits, puisa dans la jarre posée à côté un peu d’eau, qu’elle se versa sur la tête pour se rafraîchir. L’eau en glissant le long de ses tresses mouilla sa camisole qui se plaqua contre ses seins et trempa son pagne en coton imprimé qui laissa deviner, en dessous, trois colliers de perles naturelles, enroulés autour de sa taille. Elle reprit nonchalamment son chemin, traînant ses pet pets, en peau de cobra, par terre et laissant derrière elle un petit sillage de poussière. Il s’imaginait, tel un lion, tapi dans les hautes herbes de la savane, prêt à bondir, sa main se refermait sur sa canne pour prendre appui…. Mais il était encore trop tôt pour agir, il faisait beaucoup trop chaud en ce milieu d’après midi. Bientôt les griots viendraient parler et boire avec lui sous le manguier. Après et après seulement l’heure serait propice à la chasse. Ses pensées et le vent chaud qui soulevait des tourbillons de sable lui avaient asséché la gorge, d’un geste du doigt et d’un regard en arrière il commanda à boire à sa cousine kanin Binta qui arriva en chantonnant :« Ahh kanin y man yéléba ahh kanin y manyé ? » Comme elle lui tendait une petite calebasse pleine d’eau, la main de l’Homme s’égara sur les fesses rebondies.« Doucement Papy Bam’ma » lui dit Binta,« Tu sais bien que tu cueillais des goyaves avec mon grand-père baba Kamban et que maintenant seule ta canne est encore droite ! »

Les croyantsBouba attendait que l’ombre de la maison de Diougou Bahon atteigne le goyavier près du point d’eau. Il savait qu’à ce moment précis, jaillirait l’appel du Muezzin. L’antique mosquée au toit en paille, avait été construite, il y a un siècle, sur ordre de l’arrière grand père de l’oncle Karamo, le Cheikh El Hadj Oumar Tall. Quand retenti l’appel, celui qu’on appelait l’Homme ne bougea pas un cil. Il avait depuis longtemps, en fait depuis son séjour de trois ans en Europe, renoncé à pratiquer les prières traditionnelles et puis surtout, il était bien sous le manguier et se rendre à la mosquée le fatiguait rien que d’y penser. Il préférait attendre le retour des griots par qui, en échange d’un bol de djindjinbéré, servi par Binta, il aurait toutes les nouvelles de la commune.Egrenant leur chapelet de la main droite tout en récitant des versets du Coran, les villageois se hâtaient nonchalamment sur la route pour rejoindre l’Imam, soulevant une multitude d’infimes grains de poussière qui retomberaient mollement sur le sol après leur passage. Personne ne le regardait, personne ne lui parlait en passant. Pourtant il n’y avait pas l’ombre d’un reproche dans leur attitude. Il était invisible et à cinquante et un ans, il se sentait usé. Usé par quoi ? Il ne le savait pas exactement.« Certainement pas par le travail ! » disait l’oncle Karamo.
Le rêveurMais l’avis des autres, il n’en avait que faire. Il était encore Bouba, l’Homme ! Celui et le premier de la cité qui était parti tenter fortune en Europe, qui avait vu Paris, Vienne, Madrid. Quand il était parti en héros, trente ans auparavant, tout le village l’avait accompagné au son des djimbés et de la cora, jusqu’au camion qui l’emmenait au bateau pour la France. Après un an et demi de misère dans la banlieue parisienne, il avait fui en Autriche, à Vienne, pour terminer à Madrid où il avait décider de rentrer en Guinée pour cultiver une partie des terres de son oncle.Dès son retour, il avait trouvé sa place sous le manguier. Il racontait les splendeurs et les richesses de l’Europe, la tour Eiffel qu’il n’avait vue qu’en photo dans sa lointaine banlieue, les femmes blondes qu’il n’avait même pas frôlées dans le métro, les restaurants quatre étoiles où il n’était jamais entré, ne dégustant que la cuisine de son foyer. Mais qu’importe, il était l’Homme qui avait voyagé, celui qui avait ouvert le chemin vers l’opulence et l’abondance coloniale dans lequel la jeunesse du village s’était engouffrée.L’ombre bienfaisante grignotait maintenant la piste, le soleil s’enfonçait rapidement derrière la maison de Diougou Bah, le ciel commençait à se teinter de rouge et l’air se chargeait des effluves de cuisine. L’odeur suave du mafé tiga émanait de la case de Marie Bleu. La senteur piquante du mafé hako provenait de la case d’Adja Oumou Thiam à moins que ce ne soit celle de El Hadj Soro Kaloga. Difficile à cette distance, même pour son nez très fin, de savoir avec précision. Il y avait aussi le parfum savoureux du bœuf grillé qu’il mangerait plus tard dans le domaine de l’oncle Karamo et bien d’autres arômes qui se mêlaient et charmaient ses narines palpitantes.
Le nostalgiqueAprès trois semaines passées à travailler dans les champs, sans un bruit, sans un mot, l’oncle Karamo venait de s’asseoir à coté de lui sous le manguier. Bouba resta silencieux également. D’ailleurs depuis bien longtemps, plus personne ne voulait écouter ses vieilles histoires de tonton Foyaah. L’odeur de brousse qui émanait de Ban Karamo lui rappelait son enfance lorsqu’il courait nu avec son chien sur les pistes à la poursuite du vent. Il chassait avec un lance pierre, les singes Coula-bodé suspendus aux branches des nérés et flairait les traces de passage des troupeaux d’éléphants dont il estimait le nombre en comptant les déjections. Il galopait et s’égratignait les jambes sur les hautes herbes niandé bahgi de la savane, toujours plus loin, jusqu’à la rivière nommée Niger.Petit à petit, la rue s’emplissait de monde et de bruits. Les cris des enfants dominaient le brouhaha des conversations d’hommes revenant de la prière. Avec la venue du crépuscule, la vie semblait renaître dans le bourg. Insensible à cette agitation, barricadé dans ses souvenirs, Bouba ne vit même pas le groupe d’hommes qui se détachait de la foule pour venir dans sa direction. El-hadj Tibou Gack Djéli en tête, griot dont la célébrité remontait au temps de Soumangourou Kanté roi de Sosso était suivi de El-hadj Siré Sock de la lignée des Gaoulos, grands historiens et redoutables orateurs. Ils s’installèrent sous le manguier en saluant Karamo Thiam.Ainsi passaient paisiblement, les journées de Bouba, fils de Néné Thaï et de Sadjo Kamban, celui qu’on appelait l’Homme.

été 2004Oumou Karamo THIAM


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